par Serge Canadas
Il y a une immense différence entre voir une chose sans le crayon dans la main, et la voir en la dessinant. (Valéry : Degas, danse, dessin)
La solennité d’une immense cité (Baudelaire) ou les « énormes villes » (Rimbaud), voici que nous y entrons de plain- pied par le dessin élégant d’un flâneur adepte de la via di levare ; car il ne s’agit jamais, pour Daniel Pedrielli, de procéder par copie ou rendu exhaustif, alors même que tout est reconnaissable, mais comme traversé d’une lumière, ouvert à une respiration. C’est le fait d’une imagination du trait qui prend possession d’emblée d’une réalité-unité, où le tracé agit comme un levier d’Archimède. Les grandes étendues, cette pression sur l’œil du grand nombre et de la masse se trouvent transposables dans une langue qui interprète et simplifie.
Un des enjeux de ces dessins est d’ailleurs aux yeux de l’observateur la poursuite d’un équilibre à trouver chaque fois entre dehors et dedans, infini du réel et support symbolique limité à une infime dimension, à la fragilité, mais à l’allégresse d’un modelé ; il faut, aux yeux de l’auteur de ces exercices d’admiration, que les deux pôles coexistent avec une même force : la représentation du motif, comme le signe plastique lui-même.
« Je crois que le sujet fait pour l’artiste une partie du génie, et pour moi, barbare malgré tout, une partie du plaisir. » (Baudelaire, Salon de 1846)
Le Giacometti de Paris sans fin ne pensait pas autrement, lui dont les dessins ont même partie liée à la lumière sur le plan du contour, et quant au fond, à une déclaration d’amour perceptible, et au fait architectural, et à l’entité urbaine en toutes ses époques mêlées. Paris d’avant-hier comme chez Méryon, et d’hier, immeubles enlevés d’Haussmann ; et du présent comme avec New-York, où agit comme un leitmotiv une fascination de l’ultra-contemporain avec ses dominantes de vertige, d’ouvrages monumentaux avec tel effet d’enchevêtrement de poutres de métal à la Richard Serra.
Il y a donc une passion de la ville chez ce dessinateur, palpable jusque dans la minutie et la précision des hachures lancées à la va vite, car impulsées par une poursuite de ce qui aimantait déjà l’errance de tel « Paysan de Paris ». Comme Breton glissait dans les pages de Nadja des photographies de ses parcours de prédilection, le promeneur interroge la ville comme un théâtre collectif. Il y connaît une ivresse d’incognito. Voici la Ville, dans son ultime métamorphose, notre demeure sur terre, seconde nature. Elle nous exprime, favorise notre aventure, notre insertion dans l’espace, et le lieu de notre liberté. Elle est le fondement de notre société : l’architecture, et ses fondations, en telle page explicite, l’exprime. Voilà notre paysage premier, certes enclos mais avec son point de fuite, seule rémanence sauvage, vers le ciel. Rien, mieux que telle vue en plongée sur les terrasses de New-York ne nous montre ce gain libérateur, le vertical, l’aérien. Le vertige est fixé.
(Le pittoresque soudain de citernes, sur ces terrasses, accroche le regard comme un de ces signes contrastifs qui opposent les petits cercles en clochetons à l’uniformité du carré et du cube dominants.)
Comment s’opère la lecture ? Alors que nous, les passants, marchons souvent dans la confusion en tous sens de la cité grisée par son stress endémique, le dessinateur ménage des pauses de contemplation, des abris, qui forment ce que Gracq nomme des « cellules germinatives ». Ce sont si l’on veut des perspectives, disons des lieux, et c’est à partir de ces lieux que surprend le regard qu’un espace va s’ordonner. Le blanc de la page abstrait chaque séquence de l’extension indéfinie du bâti, des fabriques pour parler comme Roger de Piles ; il oriente le dessin en un mouvement de bas en haut de contre-plongée, par exemple lors de l’étonnant aperçu d’un chantier au premier plan, surmonté par les immeubles et au-delà les grues et les tours, lancées vers le ciel.
On imagine le regard commencer un va et vient entre le motif et la feuille où se fait la mise en place. Entre les deux une mémoire sert d’appui pour assurer le passage des choses, en leur masse, vers les nécessités du plan unique de la page. Toute une série de décisions vont se prendre pour les échelles de transposition, l’ombre et la lumière, le nécessaire et le contingent, ce qu’on garde et ce qu’on enlève ; il faut aller vite, insiste le dessinateur quand on l’interroge, pressé par le grain serré et les multiplicités qu’il se trouve gérer en cadence. Car il faut préserver la vie de ces présences singulières ; c’est à elles qu’on sacrifie la trop complaisante perfection. Pari pour le non finito.
Le dessin de Daniel Pedrielli nous semble d’un pur classique : par sa simplicité immédiate et son unité, son économie (rien n’y doit peser) et cette élégance que nous notions dès l’abord. Elle n’est pas sans résonnance morale : préférence donnée à ce qui ne cède pas à trop de matière, à ce qui par insistance nuirait à cette dérivation quasi musicale de l’expérience du monde en légèreté. Un facteur temporel est introduit par un goût de l’auteur pour la figure du chantier, de l’échafaudage, des grues qui donnent un rythme de transformation à ces portraits de villes en mouvement : le flâneur de Baudelaire notait ces vers qui sont notre mémoire :
Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite, hélas que le cœur d’un mortel)
Et nous regardons avec, déjà, quelque nostalgie, cette forme où nous tentons de ressaisir la fugacité d’un moderne destin.